Vous représentez-vous un gourmet du xve siècle. par exemple, attablé devant un menu de gala : pâté de veau, boudin, saucisse, anguille, carpe, oiseau de rivière lait lardé (?), bourrée, et comme dessert, des poires, des dragées, des nèfles et des noix pelées! Tel est — écourté — le programme d’u festin offert, en 1440, par le surintendant de La Trémoïlle. Et il faut se partager tout cela à l’aide des doigts, plonger la main dans les sauces pour y chercher la viande, fouiller, afin d’en retirer les arêtes, la chair du poisson avant de la porter, en bouillie, à la bouche. Au début du repas, chacun des convives recevait un tranchoir, c’est-à-dire une énorme lame de pain, qui allait, pendant toute la durée du dîner, lui tenir lieu d’assiette. Ces tranchoirs, tout imbibés de sauce, étaient, après la fête, distribués aux pauvres, qui s’en pourléchaient. Les vins étaient versés dans des écuelles ; une seule écuelle servait toujours à deux convives. Quatre siècles plus tard on mange tout autant, mais du moins, on a quelque souci de l’élégance.
Au repas offert à Lille en l’honneur du duc Philippe le Bon, le 17 janvier 1452, le menu se compose de cent quatre-vingt-douze plats; le décor de la salle est changé à chaque service; des troupes de vignerons défilent sur la table, roulant des tonneaux et versant à boire aux convives; les entremets sont hauts comme des maisons; de l’un d’eux émerge une femme nue; une colossale croûte de pâté contient tout un orchestre de musiciens. Cent ans après, en 1545, les appétits n’ont pas diminué. La ville de Paris offre un dîner à la reine Catherine de Médicis ; et comme rôtis seulement, on pose sur la table des paons, des faisans, des cygnes, des chapons, des hérons, des poules, des cochons, des pigeonneaux, des levrauts, des chevreaux, des oisons, des cailles, des outardes et des grues. N’allez pas croire que toute cette ménagerie n’était qu’ostentation : la reine mangea de tout et dévora à belles dents. L’Estoile rapporte indiscrètement qu’elle absorba un jour tant de crêtes de coq, qu’elle « pensa en crever ».
Mais ne nous attardons pas : semblable incident n’avait rien d’insolite. Voici un menu de carême, un menu maigre, servi, le 30 mars 1571, chez l’archevêque de Paris : quatre grands saumons frais, dix turbots, douze homards, cinquante livres de baleine, deux cents tripes de morue, un panier de moules, neuf aloses fraîches, dix-huit truites d’un pied et demi, dix-sept brochets, soixante-deux carpes, dix-huit lamproies, deux cents grosses écrevisses, deux cents harengs blancs, deux cents harengs saurs, vingt-quatre saumons salés, dix-huit barbues, trois paniers d’éperlans et six cents grenouilles.
Je suppose que Monseigneur n’était pas seul et qu’il avait invité quelques chanoines à faire pénitence avec lui. N’importe ! Il me semble qu’après les tripes de morue un Français d’aujourd’hui n’aurait pas réclamé le reste et se serait déclaré satisfait. Les deux cents harengs saurs ne sont là, bien manifestement, que pour aider à la déglutition et pour exciter la soif; car on buvait à pro portion, et la Faculté — si parcimonieuse aujourd’hui sur ces importantes questions de régime — encourageait ces effrayantes ripailles. Le précepte était que bien manger et bien boire ne pouvaient en rien troubler la santé puisque c’étaient là des fonctions naturelles, et certains médecins considéraient « l’excès du vin » comme un remède à bien des maux.
N’imaginez pas que sous Louis XIV les goûts se fussent raffinés. Le grand roi, nul ne l’ignore, dînait toujours seul, à une table dressée dans sa chambre à coucher, face aux fenêtres Louis XIV mange seul, il n’est pas inutile de le répéter, et on lui sert : — un potage de 2 vieux chapons, 4 perdrix aux choux, 1 bisque de 6 pigeonneaux, 1 potage de crêtes et de ris de veau, 2 autres potages de chapons et de perdrix, 1 quartier de veau de 20 livres, 1 tourte de 12 pigeons, 6 poulets fricassés, 1 hachis de per drix, 6 tourtes à la braise, 2 dindons grillés,
3 poulets gras aux truffes, et, comme rôtis, encore des chapons gras, 9 poulets, 9 pigeons, 6 perdrix, 4 tourtes ; dessert : 2 bassines de fruits crus, 2 bassines de confitures sèches et 4 bassines de compotes… J’oubliais les hors-d’œuvre qui ne sont pas portés au menu et qu’on s’amuse à déguster dans l’intervalle des services : ces hors- d’œuvre consistaient en saucisses, boudins blancs pâtés de volaille truffés, miroton. Ça, c’est le dîner qui a lieu généralement à dix heures du matin; le soir, ça recommence au Grand Couvert et l’on revoit sur la table même accumulation de volaille et de gibier, 8 livres de veau au premier service, 8 livres de veau encore au second service, et des sarcelles, des bécasses, des pigeons par douzaines… Simple ostentation, pensera-t-on : on dressait tout cela sur la table, mais c’était pour l’apparat et la plus grande part de ces victuailles retournait aux cuisines sans avoir été entamée. Erreur encore, car, le roi jugeant sans doute qu’il n’était pas suffisamment nourri, on dut ajouter à son menu quelques petites choses, ainsi que l’indique une note : oh ! presque rien : — 4 perdrix à l’espagnole, 2 poulets gras en pâte et 3 plats de gibier !…
On juge, du reste, à la Cour, que les médecins de Sa Majesté le « ménagent trop » et le réduiront bientôt si l’on n’y prend garde « à la famine ». Le Journal de la santé du Roi donne à ce sujet des renseignements surprenants sur le prodigieux appétit de Louis XIV « qui ne cessait d’étonner ceux qui le voyaient manger ». Il souffrait, il est vrai, de migraines continuelles, de mélancolies, de vertiges, de pesanteurs…et ça s’explique; même malade il ne peut se restreindre et Fagon, son premier médecin, note que, mise à la diète, Sa Majesté mange pourtant « quatre ailes, quatre cuisses et quatre blancs de poulet… »