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A TABLE 3

A TABLE 3

Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les Français mangeaient encore formidablement : on possède deux menus, qui sont des attestations irrécusables de cette alogotrophie :  — ne cherchez pas ce mot dans   votre dictionnaire, il   est probable que vous ne l’y trouveriez pas :  c’est un terme d’art culinaire qui signifie : nourriture mal réglée, et je pense qu’il s’applique parfaitement au déjeuner que M. de Védel offrit, en 1760, à Mme de Saint-Vincent. 

C’était au restaurant ; deux convives seulement, réunis pour causer affaires ou galanterie et non pour faire bombance ; voici ce qu’ils consommèrent : « Bisque d’écrevisses, caneton à la provençale, grenade de laitances de carpes, petits pigeons innocents, anguille à la rémoulade, hure de saumon ; un turbot, une poule de Caux, truffes au   champagne, asperges, artichauts, pommes à la Charlotte… » je ne parle pas du dessert. — L’autre menu est plus éloquent encore, puis­qu’il fut commandé, pour lui seul, par le chevalier d’Eon, personnage dont la sobriété était renommée, qui affectait d’être un petit mangeur et de se contenter d’un rien : melon, matelote d’anguille,  une  carpe,  deux  poulets,   une   noix de veau à l’oseille, une compote de quatre pigeons, un lapin à la poulette, un  aloyau  à  la  sauce, une tourte à la frangipane, des  haricots  verts, poires, pêches, cerneaux, et un échaudé!

J’arrête    ici    ces    mirifiques    nomenclatures, non pourtant sans avoir cité encore le cas de Louis XVI, homme simple et incapable d’affectation : chaque jour, à six heures du matin, il sonnait son valet de chambre qui lui apportait son déjeuner. — « Qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ?  —  Sire, un poulet gras et des côtelettes. — C’est bien peu… Qu’on me fasse des œufs au jus. » Il s’installe, mange quatre côtelettes, le poulet gras, les œufs au jus, du jambon, boit une bouteille et demie de vin de champagne, s’habille, part pour la chasse, rentre à dix heures, se remet à table et dévore… comme son grand ancêtre Louis XIV.  Je ne prétends pas que ce pauvre Louis XVI fut « la dernière belle fourchette de France » ; tout de même c’est avec son règne que finit la grande époque de la mangeaille et des menus cyclopéens. Je ne voudrais point passer pour être « un flagorneur impur de la tyrannie », comme on disait en 1793 ; mais il faut bien reconnaître que c’est à la Révolution qu’est dû le premier coup porté aux plantureux repas dont se gaudissaient nos pères. 

En venant se fixer dans la capitale, l’Assemblée nationale désheura les Parisiens ; ses séances commençaient à dix heures du matin et se terminaient ordinairement vers quatre ou cinq  heures;  il  fal­lait donc que les députés mangeassent assez copieusement vers neuf heures du matin et ne dînassent plus qu’à six heures du soir. L’immense personnel des bureaux dut s’adapter à ce nouveau régime : les amateurs de politique et les jolies femmes qui, par goût ou par mode, suivaient les débats de la Constituante, imitèrent cet exemple, et ceci tua du même coup le déjeuner du matin et le dîner que, depuis un temps immémorial, les Français prenaient vers deux heures de l’après-midi. 

Il  fut  reporté  à  cinq heures : l’heure des spectacles en fut retardée d’autant, ce qui nuisit au souper, réservé jusqu’alors  pour  la  sortie  du  théâtre,   soit   vers  huit heures du soir; —  retardé  jusqu’à  onze heures, il se réduisit à une  simple  collation,  et  c’en fut fini des imposants menus de la vieille France : allez donc poser  devant  des  gens  sortis de  table  trois  heures  auparavant  et  qui  n’ont plus qu’une envie, celle de dormir, les amoncellements de viandes et de gibier dont on  a  lu  plus haut un aperçu! Et puis, la Terreur passée, les denrées renchérirent ; il fallut bien se restreindre : on achetait jusqu’à deux francs en numéraire — et huit cents francs en assignats, — des poulets qui naguère ne se vendaient que par couple et dont on payait la paire quatre à six sous !

Ensuite vint la période des guerres ; les militaires, rompus aux privations des camps, ne s’astreignaient plus à rester quatre heures à table : on se mit à manger vite, sans recueillement, sans attention; on parlait conquêtes et politique : l’Empereur donnait un déplorable exemple : il se mettait à table, prenait au hasard   des plats qui se trouvaient à sa portée,  entremêlant le rôt avec  les  sucreries  et  le  poisson  avec les hors-d’œuvre; quand il n’avait plus faim,  et c’était bientôt,  il  repoussait  sa  chaise,  se  levait et passait à une autre occupation. Ses convives se pliaient forcément à cette consigne, et ce fut l’anarchie.

 

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